Rendre l’assurance modulaire et connectée

Vincent Champarou
12 min readJan 31, 2020

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Dans l’épisode précédent (ici), je revenais en détail sur la révolution récente du secteur bancaire. Force est de constaté que l’open-banking est plus que jamais au cœur de l’actualité de l’économie digitale, à la fois du point de vue du législateur, avec les récentes échéances de la DSP2, du point de vue des spécialistes du capital risque qui en font le premier secteur d’investissement, que du point de vue des consommateurs qui sont maintenant des dizaines de millions à être client d’une néobanque. Aussi, cet engouement a-t-il mis en lumière un mouvement similaire émergeant dans le secteur de l’assurance : l’open-insurance (ou open-insuring). Si son développement est encore timide et son impact encore modéré, cette tendance technologique me semble avoir également le potentiel de rebattre les cartes de son marché.

Qu’est-ce que l’Open-insurance ?

Pour répondre à cette question, le plus simple est surement de commencer par en donner une définition. Voici la mienne :

Open-insurance
Tendance récente des acteurs digitaux de l’assurance à packager et publier sous forme d’API (format normé lisible par un autre service informatique) les modules fonctionnels et d’accès aux données de leur propre services d’assurance, afin que leurs partenaires puissent les exploiter et bâtir sur cette base de nouvelles offres de services innovantes.

Dit comme cela, il s’agit une transposition pure et simple de la définition de l’open-banking au secteur de l’assurance. Pour autant, si la comparaison est utile, il faut avoir conscience que les mêmes innovations technologiques ne produiront pas des mêmes effets qu’on les applique au monde de la banque ou à celui de l’assurance. Ceci s’explique par 3 différences fondamentales sur lesquelles il me faut revenir au préalable.

1. L’assurance n’a pas de produit d’appel

Aujourd’hui, on peut facilement imaginer qu’un consommateur s’inscrire impulsivement à une néobanque, que celle-ci soit complémentaire à sa banque traditionnelle et que tout cela soit gratuit. A contrario, il est extrêmement rare qu’un consommateur se rue sur un produit d’assurance (lorsqu’il n’en n’a pas l’obligation réglementaire), il est peu probable qu’il trouve du sens à l’additionner aux couvertures qu’il possède déjà chez son assureur traditionnel et il est, in fine, impossible que tout cela soit gratuit.
Les banques ont cette chance d’avoir, en complément de leur offre de crédit, des services indépendants (tenue de compte, paiement, …) pouvant constituer une offre d’appel, autorisant des business models à plusieurs étages (ex : le produit B est financé par le produit A). Ce n’est pas le cas pour l’assurance.

2. L’assurance est déjà un secteur largement intermédié

L’assurance c’est dur à vendre, difficile à bien tarifer et lourd à gérer. Cette complexité relative explique le fait que de multiples spécialistes et intermédiaires ont réussi à s’y faire une place : assureur, réassureur, conseil, agent général d’assurances, courtier d’assurances ou de réassurance, mandataire d’assurances, mandataire d’intermédiaire d’assurances, assisteur, gestionnaire de prestations, gestionnaire de cotisations, opérateurs de tiers-payant, réseau de soins ou de services, …
Lorsque l’on décortique les frais associés à son contrat d’assurance, on prend la mesure de l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur qui s’y rémunère : conseil & distribution / conception produit & prix / portage de risque / gestion des prestations / service client / réseaux de services ou soins / …

Cela illustre, s’il en était besoin, que le marché de l’assurance a toujours été ouvert. Il est ainsi particulièrement apte à intégrer de nouveaux acteurs qui se positionnerait sur un maillon de cette chaîne.
La démarche d’open-assurance n’apporte donc rien de novateur en ce sens. Si l’open-banking a permis, avant toute chose, d’ouvrir un monde de la banque de détail historiquement très intégré, l’évolution apportée par l’open-insurance n’est pas à attendre dans l’ouverture du système, mais dans la digitalisation de l’ensemble du système, et la fluidification des parcours associés. Car, en l’état, la multiplication des intermédiaires et le séquencement de procédures hétérogènes et redondantes, ne fait qu’alourdir l‘expérience subie par le client … et renforcer les chargements.

3. Les assureurs n’ont pas de pression à se transformer

A aujourd’hui, aucune évolution légale n’impose aux assureurs historiques l’ouverture de leurs services et de leurs données, comme c’est le cas pour les banques avec la DSP2. Les assureurs pourraient donc se contenter de continuer à travailler avec leurs partenaires historiques « en mode papier », sans craindre de perdre les rentes octroyées par leur position actuelle, les barrières à l’entrée réglementaires et capitalistiques ralentissant l’entrée de nouveaux acteurs.

L’open-insurance est donc une tendance avec ses caractéristiques propres. Son impact sera probablement moins immédiat que celui de l’open-banking, mais celui-ci pourrait être à contrario plus profond. Il ne s’agit pas ici d’utiliser le digital pour démembrer des oligopoles existants, mais plutôt pour huiler une chaîne d’assemblage aujourd’hui complexe et pleine de frictions.

API : un levier d’accès à l’innovation pour les acteurs traditionnels, un levier d’accès au marché pour les insurtechs

Aujourd’hui, la majeure partie de l’innovation digitale sur le marché de l’assurance est apportée par les insurtechs, ces startups qui cherchent à révolutionner un secteur qu’elles trouvent lourd, lent et obscure. Ainsi, pour Willis Tower Watson, c’est 4,36 Md€ qui ont été investis dans le monde des insurtechs sur les 3 premiers trimestres de 2019, plus que le montant total de toute l’année 2018.

Si l’on regarde maintenant le détail de ces investissements sur les 5 dernières années, on remarque que 50% d’entre eux concernent des acteurs se positionnant directement en distributeur et interlocuteur unique du client, plus de 40% visent des acteurs se contentant d’un rôle de fournisseur de services à destination des assureurs historiques, tandis qu’ils ne sont finalement qu’une poignée de challengers (moins de 10%) à s’attaquer au portage de risque, le cœur d’activité des assureurs traditionnels. Pour McKinsey, ce sont même 60% des 500 insurtechs de leur panorama qui se mettent au service des assureurs historiques.

Ces chiffres démontrent pour moi deux choses :
1. Il n’est pas nécessaire de se mettre en opposition avec les acteurs établis pour entrer sur le marché ; ils ont, au contraire, la volonté (et la capacité) d’accompagner le développement de partenaires innovants complémentaires.
2. Il y a suffisamment de problèmes à régler sur ce marché, et donc d’opportunité de business, pour que de multiples acteurs de petites tailles y trouvent leur place, quitte à ne s’attaquer qu’à un maillon très particulier de la chaîne de valeur.

Ainsi, contrairement à d’autres secteurs d’activités, on parle rarement d’ubérisation dans l’assurance , mais plutôt de coopétition. Insurtechs et acteurs existants ont rapidement vu l’intérêt de travailler ensemble pour tirer parti de leur complémentarité.

Source : McKinsey — A new industry model for insurtech

Ces partenariats potentiels sont donc une aubaine pour les startups voulant accéder au marché. Ils sont réciproquement une précieuse manne pour des acteurs historiques handicapés par leur inertie technologique. Parcours digitalisés, accès à de nouvelles données, algorithmes prédictifs, automatisation de processus, services innovants : de nombreuses jeunes entreprises innovantes ont justement développé des offres complémentaires tirant partie des dernières évolutions technologiques, et ce, sur chaque maillon de la chaîne de valeur.

Pour une combinaison gagnante-gagnante entre la startup et l’acteur historique, il ne reste plus alors qu’à intégrer les services de l’un avec la marque de l’autre, au travers d’une seule et même expérience utilisateur. C’est là que la magie des API intervient.

Les API (Application Programming Interface) sont des extraits de code qui permettent aux applications logicielles d’interagir dans un langage commun d’une machine à une autre machine, sans que cela ne se voit forcément au niveau de l’utilisateur. Les API sont au centre de la formidable sophistication des applications mobiles que nous utilisons maintenant tous le jours.
Prenons l’exemple d’Uber. Uber exploite en fait de nombreux services mis à disposition par des tiers et assemblés sur sa plateforme : la géolocalisation (Android), le calcul d’itinéraire (Google Maps), l’envoi de message (Twilio), le paiement (Baintree), l’infrastructure (AWS), …
Dans notre contexte, l’utilisation d’API permet, de la même façon, d’embarquer les lourds processus des acteurs traditionnels de l’assurance dans des parcours digitaux repensés, les faisant presque disparaître, comme par exemple le remplissage d’un long formulaire de souscription d’un contrat métamorphosé en courte conversation chat avec un robot. Inversement, un nouveau service digital développé par une startup peut à son tour être embarqué dans un processus préexistant d’un acteur historique, comme par exemple un nouveau module de signature électronique dans le processus de vente à distance d’un assureur.

C’est tout l’enjeu de l’open-insurance que de développer à l’échelle ces API. C’est dans ce contexte que des initiatives comme The Open Insurance Initiative voient le jour et avancent sur la standardisation à l’ensemble du marché des formats d’échange. L’« APIsation » progressive d’un marché déclenche un cercle vertueux dans lequel il est plus de plus en plus facile de travailler entre acteurs, il est de plus en plus facile d’accéder à l’innovation … et corrélativement, il est de moins en moins acceptable pour un client de se voir offrir une expérience digitale médiocre.

Source : Raphael Rocha — Open Insurance, What it is ?

L’assurance de demain : un assemblage de modules de services

Si le marché de l’assurance a toujours été modulaire, le développement des API accentuent encore cette capacité d’assembler et ré-assembler l’ensemble de la chaîne de valeur à partir de briques de bases qui sont maintenant digitales, disponibles directement dans le cloud et facilement intégrables.
Nous avions jusqu’à présent le choix entre des modèles intégrés (l’assureur fait tout de A à Z) ou des modèles intermédiés (courtier + assureur + réassureur + gestionnaire + réseau de services). Aujourd’hui, grâce aux API, nous pouvons bâtir des solutions globales qui combinent les avantages de ces 2 modes : les meilleurs fournisseurs de services dans chaque domaine, complètement intégrés au sein d’une même expérience client digitale.

Dans ce nouveau modèle, la modularité et la connectivité sont devenu les enjeux clef.
Pour répondre à l’enjeu de modularité, les nouveaux acteurs qui se positionnent sur ce modèle packagent leur offre comme un ensemble de services facturés par abonnement, chaque service prenant complètement en charge une fonctionnalité ou une activité spécifique et homogène de la chaîne de valeur pour un traitement délégué de A à Z. Par analogie avec le Software-as-a-service, on parle de modules d’assurance « -as-a-service ». On trouve ainsi des « parcours de souscription -as-a-service » (ex : Kasko), des « produits d’assurance -as-a-service » (ex : La Parisienne Assurances) ou encore des « réseaux de soins -as-a-service (ex : Air Doctor).
Pour répondre à l’enjeu de connectivité, certains de ces services sont accessibles sur le cloud et distribués/activés/gérés via API. Le partenaire consulte l’API publiée, la teste, puis s’inscrit, reçoit une clef d’accès, paramètre l’API, l’intègre à son propre parcours digital, accède au service associé et paie l’abonnement annuel. La souscription au service n’a même plus besoin d’être matérialisé par un contrat de prestation de service, elle est directement matérialisée par la clef d’accès à l’API et l’abonnement payé. Par extension, on peut même dire que l’API est devenue le produit vendu par ces nouveaux acteurs.

On pourrait certes avancer que cette vision très mécaniste du futur l’assurance digitale, comme des briques de Lego que l’on assemble, repose plus sur le marketing des startups et l’appétence de quelques technophiles avant-gardistes que sur des premières références concrètes sur le marché. Toutefois, l’expérience récente du boom de l’open-banking justifie à elle seule de considérer le développement de ces premières API comme les potentiels prémices d’une vraie vague de transformation ; une vague de fonds qui pourrait progressivement impacter toutes les parties prenantes de la chaîne de valeur, y compris les assureurs.

La distribution digitale d’assurance est le premier secteur à avoir engagé sa mue. A ce titre, les nouveaux courtiers digitaux ont réalisé des efforts considérables en termes de parcours de vente et d’expérience utilisateur. Ce sont de gros consommateurs d’API. Même si les résultats commerciaux en France tardent encore à venir, une fois le pli pris, il est difficile de revenir en arrière : ces distributeurs digitaux ne pourront plus se permettre de travailler avec des assureurs qui n’offre pas une intégration sans couture avec leurs parcours. Ne pas avoir d’API pour proposer rapidement de nouveaux produits et s’interfacer simplement avec ces distributeurs va progressivement devenir un handicap certain pour les assureurs visant la vente en ligne. Prendre du retard dans l’ouverture de son architecture et de ses interfaces digitales, signifiera bientôt ne plus être dans la course pour accéder aux distributeurs les plus innovants ou aux plateformes prédominantes.

La Parisienne Assurance est une des rares compagnies d’assurance françaises à avoir pris radicalement ce virage en se positionnant comme « Insurance product-as-a-service ». Elle distribue aujourd’hui la grande majorité de ses produits IARD via des API et compte les courtiers digitaux européens les plus innovants comme partenaires. Une nouvelle compagnie d’assurance française vient d’ailleurs de se créer récemment pour lui emboîter le pas : Seyna.

Source : La Parisienne Assurance

Ainsi, les assureurs ont intérêt à prévoir, dès à présent, au sein de leur stratégie de distribution multicanale, un accès au marché via les API. Il s’agit d’un modèle de distribution qui demande une attention particulière et doit faire l’objet d’une véritable démarche « API-centric », résolue et spécifique. Cette démarche demande, en effet, une adaptation du modèle opérationnel et IT actuel :

  1. Systématisation de la production sous forme d’API des différentes fonctions de la chaîne de valeur ouvertes aux partenaires,
  2. Publication de ses API sous forme de vrais produits marketés à destination des développeurs partenaires,
  3. Constitution d’une équipe technico-commerciale en charge des partenaires exploitant ces API, avec des profils alliant assurance et digital.

Si je reviens sur le dernier point, cette démarche implique de fait un changement notable de l’approche commerciale vis-à-vis des distributeurs. Les compagnies d’assurance ont déjà des équipes en charges de partenariats business, de l’animation de leur réseau d’agents ou de courtiers. Pour tirer partie de l’open-insurance, elles auront dorénavant besoin d’équipes en charge de promouvoir leur catalogue d’API et d’animer leur communauté de développeurs partenaires. Car, dans ce nouvel environnement, l’API sera le produit à vendre au partenaire et la Developer Experience (DX) sera aussi centrale que l’User Experience (UX) l’est pour le parcours utilisateurs auquel l’assureur et le partenaire contribuent. A coup sûr, il s’agira de nouveaux profils, plus orientés tech.
De manière générale, l’open-insurer a vocation à se transformer de plus en plus en entreprise tech. Si la première étape consiste à ouvrir des interfaces avec les distributeurs, les acteurs les plus avancés verront surement l’intérêt à poursuivre le mouvement en désimbriquant progressivement toute leur architecture interne par grandes fonctions. Cela permettra de normaliser les flux d’informations, d’apporter de la transparence à la structure, de simplifier l’intégration de solutions aussi bien internes qu’externes et ainsi de retrouver une agilité organique dans l’entreprise, dorénavant ouverte aux services les plus innovants du marché.

On dit souvent que le digital a tendance à renverser le rapport de force au profit des acteurs qui ont la relation avec le client final (cf. succès des plateformes). Ainsi, ouvrir largement ses produits et services en tant qu’assureur à de nouveaux distributeurs digitaux peu comporter un risque de dépendance à terme avec cet intermédiaire, et peu faire peur. Pour autant, ne pas être présent sur le marché via le digital ne me semble plus une option aujourd’hui. Et comme l’assurance se vend plus qu’elle ne s’achète, il faudrait même y aller franchement.
L’open-insurance et l’utilisation généralisée des API est justement un moyen pour les assureurs de s’impliquer de manière massive tout en gardant le contrôle : accéder aux flux de données, gérer précisément les accès, maîtriser directement l’évolution des tarifs, contrôler les algorithmes de scoring ou de lutte contre la fraude, … l’ouverture technologique fonctionne dans les 2 sens.

In fine, cette nouvelle façon de penser l’assurance, comme une structure modulaire et connectée, ouvre de nouveaux horizons en termes de restructuration du marché de l’assurance. Plus globalement, elle permet aussi d’imaginer des croisements avec les solutions digitales d’autres secteurs d’activité, pour concevoir des services embarquant plus de proximité, de pertinence et d’impact au profit des assurés.
Mais ça, ce sera l’objet du prochain épisode.

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